Chapitre 7

 

— Pourtant, tu préfères les chiens, s’étonna Gary le vendredi après-midi. Tu les as toujours préférés.

— Oui, mais je crois que mes parents seront contents d’avoir un chat, lui répondit Tristan.

Il fit rapidement le tour du salon pour désencombrer les chaises qui étaient chargées d’objets divers et variés : journaux pédiatriques de sa mère, heures des services à la chapelle de l’hôpital et piles de prières photocopiées rapportées par son père, horaires de ses propres cours de natation, vieux numéros du magazine Sports Illustrated auquel il était abonné, sans oublier la barquette de poulet de la veille. Ses parents se demanderaient certainement pourquoi il avait pris le soin de tout ranger. En général, tous trois mangeaient et lisaient assis par terre.

Gary observa son ami les yeux plissés.

— Tu crois que tes parents seront contents ? Est-ce que ce chat a une maladie ? Est-ce que ce chat a une religion ? Si ta mère le médecin ne peut pas le soigner et si ton père le pasteur ne peut pas prier pour lui et le guider...

— Chaque maison doit avoir un animal domestique, le coupa Tristan.

— Dans les maisons où il y a un chat, ce sont les maîtres qui sont les animaux domestiques. Je t’assure, Tristan, les chats sont indépendants. Ils sont pires que les filles. Si tu penses qu’Ivy peut te rendre fou... Attends une minute...

Gary pianotait sur la table du bout des doigts.

— J’ai vu une annonce à l’école.

— C’est bien, lui rétorqua Tristan en lui tendant son sac de sport. Tu m’as dit que tu devais rentrer de bonne heure chez toi aujourd’hui.

Gary laissa tomber son sac par terre. Il venait de comprendre.

— Et rater l’événement ? J’étais présent la dernière fois que tu t’es ridiculisé ; je ne vais pas me priver du plaisir d’assister au même spectacle chez toi !

Là-dessus, il s’allongea sur la moquette, devant la cheminée.

— Parce que ça te fait plaisir de me voir souffrir, c’est ça ? murmura Tristan.

Gary mit ses mains sous sa tête.

— Tristan, les copains et moi, ça fait trois ans qu’on te regarde cueillir toutes les filles. Non, pas trois ans, sept ans. Tu étais déjà un tombeur en CM2. Bien sûr que ça me fait plaisir !

Tristan grimaça, puis dirigea son attention vers une tache de café sur la moquette qui semblait avoir triplé de volume depuis qu’il l’avait remarquée. Il n’avait aucune idée de la façon de la nettoyer.

Il se demanda si Ivy trouverait sa vieille maison à charpente de bois petite, vétusté et incroyablement surchargée.

— Alors, c’est quoi ton idée ? reprit Gary. Une sortie si tu prends son chat ? Et peut-être une autre chaque semaine que tu le garderas ?

— Elle dit qu’elle y est très attachée.

Tristan sourit, assez content de lui.

— Je vais lui proposer un droit de visite. Gary s’étrangla de rire.

— Et que se passera-t-il quand sa boule de poils ne lui manquera plus ?

— Alors c’est moi qui lui manquerai, répliqua Tristan d’un air confiant.

C’est alors que la sonnette retentit. Sa confiance s’évanouit.

— Vite, dis-moi, comment est-ce qu’on attrape un chat ?

— Offre-lui à boire.

— Je suis sérieux !

— Par la queue.

— Tu te fiches de moi.

— Oui.

La sonnette retentit à nouveau. Tristan s’empressa d’aller ouvrir. Était-ce son imagination ou Ivy rougit-elle un peu en le voyant ? Ses lèvres avaient incontestablement la couleur du vermeil. Ses cheveux étincelaient tel un halo doré et ses yeux verts étaient pareils aux mers chaudes des tropiques.

— J’ai apporté Ella, dit-elle.

— Ella ?

— Mon chat.

Il baissa les yeux et découvrit des monceaux d’affaires posées sur le perron.

— Oh, Ella ! Formidable. Parfait.

Pourquoi le mettait-elle toujours dans un état tel qu’il ne pouvait prononcer des phrases de plus d’un mot ?

— Tu es toujours intéressé, n’est-ce pas ? s’enquit Ivy, le front plissé par une petite ride d’inquiétude.

— Bien sûr qu’il est toujours intéressé, répondit Gary en apparaissant derrière Tristan.

Ivy entra et promena son regard dans la pièce, la cage du chat toujours à la main.

— Je m’appelle Gary. Je te vois souvent à l’école.

Ivy le salua d’un signe de tête et d’un sourire quelque peu distant.

— Tu étais au mariage, toi aussi, lui dit-elle.

— Exact. Avec Tristan. Mais, contrairement à lui, je ne me suis fait renvoyer qu’après le dessert.

Ivy sourit à nouveau, plus franchement cette fois.

— La litière d’Ella est dehors, reprit-elle cependant assez vite. Ainsi que quelques boîtes de pâtée. Je t’ai aussi apporté son panier et son coussin, mais elle ne les utilise jamais.

Tristan hocha la tête. Les cheveux d’Ivy s’étaient soulevés dans le courant d’air provoqué par la porte ouverte. Il voulait les toucher. Il voulait les repousser de sa joue et l’embrasser.

— Est-ce que cela te gênerait de partager ton lit ? lui demanda-t-elle.

Tristan cligna des yeux.

— Pardon ?

— Il adorerait ! lança Gary.

Tristan lui jeta un regard assassin.

— Parfait, répondit Ivy sans remarquer le clin d’œil de Gary. Ella a tendance à s’accaparer les oreillers, mais si tu la fais rouler sur le dos, elle ne se bat pas longtemps.

Gary éclata de rire, puis s’empressa d’aider Tristan à rentrer les affaires qu’Ivy avait apportées.

— Est-ce que tu as un chat ? lui demanda Ivy.

— Non, lui répondit Gary, mais ça va peut-être changer.

Il se pencha pour inspecter l’intérieur de la cage.

— Après tout, regarde comme Tristan s’est vite converti. Bonjour, Ella. Tu vas voir, on va bien s’amuser.

— Quel dommage que ce soit impossible maintenant, intervint Tristan. Gary était sur le point de partir, ajouta-t-il à l’adresse d’Ivy.

Gary se redressa avec une expression de surprise feinte.

— Ah bon ? Si vite ?

— Et ce n’est pas trop tôt, répliqua Tristan en tenant la porte ouverte.

— D’accord, d’accord. A plus tard, Ella. La prochaine fois, je t’emmènerai chasser les souris.

Une fois Gary sorti, le silence s’installa. Tristan ne trouvait rien à dire. Il avait bien préparé une liste de questions, mais elle avait atterri quelque part derrière le canapé, là où il avait tout jeté. De toute façon, Ivy ne semblait pas prête à faire la conversation. Elle ouvrit la grille et sortit Ella de sa cage.

La chatte avait un drôle de pelage, tout noir, en dehors d’un pied et du bout de la queue blancs, et d’une tache de la même couleur sur la tête.

Ivy la prit dans ses bras et la caressa doucement entre les oreilles.

— Tout va bien, ma belle, lui murmura-t-elle.

Heureuse de l’attention de sa maîtresse, Ella regarda Tristan et cligna ses grands yeux verts.

« Je n’arrive pas à croire que je suis jaloux d’un chat », se dit Tristan.

Lorsque Ivy reposa Ella par terre, Tristan tendit la main vers elle. Ella lui lança un regard dédaigneux et s’éloigna.

— Il va falloir que tu la laisses s’habituer à toi, lui conseilla Ivy. Ignore-la, des jours, des semaines si nécessaire. Quand elle se sentira trop seule, elle viendra vers toi.

Tout en se demandant si Ivy le ferait jamais elle-même, Tristan prit un carnet.

— Je vais noter tes instructions pour la nourriture.

Ivy les avait tapées sur ordinateur.

— Voici son dossier médical, ajouta-t-elle, la liste des vaccins, les dates de rappels et les coordonnées du vétérinaire.

Visiblement, Ivy était pressée d’en terminer.

— Et enfin, ses jouets. La voix d’Ivy se brisa.

— C’est difficile pour toi, n’est-ce pas ? lui dit Tristan tendrement.

— Voilà sa brosse ; elle adore être brossée.

— Mais pas lavée.

Ivy se mordit la lèvre.

— Tu ne t’es jamais occupé d’un chat, c’est ça ?

— J’apprendrai, c’est promis. Je m’occuperai bien d’elle, et elle de moi. Tu pourras lui rendre visite autant que tu le souhaites, Ivy. Ella reste ton chat. Je la partagerai avec toi, c’est tout. Donc, viens la voir quand tu veux.

— Non, rétorqua Ivy fermement.

— Non ?

Le cœur de Tristan s’arrêta net. Assis droit comme un i, entouré d’affaires pour chat, il se sentit comme terrassé par une crise cardiaque.

— Elle ne saurait plus qui est son maître, lui expliqua Ivy. Et je ne pense pas... je ne pense pas pouvoir le supporter.

Tristan mourait d’envie de la toucher, de prendre une de ses mains délicates dans les siennes, mais il n’osa pas. Aussi, en attendant qu’Ivy reprenne contenance, il feignit d’étudier la petite brosse rose.

Ella s’en approcha, la renifla, et poussa sa tête contre elle. Tristan la lui passa doucement sur le flanc.

— Ce qu’elle préfère, c’est la tête, lui dit Ivy en prenant sa main pour la guider. Comme ça, sous le menton. Sur les joues, c’est là que se trouvent les glandes odorantes, celles qu’elle utilise pour marquer ce qu’elle touche. Je crois qu’elle t’aime bien, Tristan.

Elle retira sa main. Tristan continua de brosser Ella. La chatte, soudain, roula sur le dos.

Ivy s’esclaffa.

— Alors toi, petite aguicheuse !

Tristan lui frotta le ventre. Son poil était somptueusement long et doux.

— Je me demande pourquoi les chats n’aiment pas l’eau, dit-il d’un ton songeur. Si on en jetait un dans une piscine, il nagerait, non ?

— Tu n’as pas intérêt à essayer ! s’exclama Ivy.

Ella se remit sur ses pattes et fila se réfugier sous une chaise.

Tristan regarda Ivy avec surprise.

— Je n’ai jamais dit que je voulais essayer. Je posais juste la question.

Ivy baissa les yeux. Ses joues s’empourprèrent.

— Est-ce qu’on t’a poussée dans l’eau, Ivy ?

Elle ne répondit pas. Il insista :

— Comment se fait-il que tu en aies si peur ? lui demanda-t-il doucement. Il s’est passé quelque chose quand tu étais petite ?

Ivy garda les yeux baissés.

— Je te dois une fière chandelle, dit-elle enfin. Si tu ne m’avais pas aidée, je n’aurais jamais réussi à descendre de ce plongeoir.

— Tu ne me dois rien du tout. Je t’ai posé la question parce que j’essaie de comprendre. La natation, c’est ma vie. Alors j’ai du mal à m’imaginer qu’on puisse ne pas aimer l’eau.

— Je ne vois pas comment tu pourrais comprendre. Pour toi, l’eau, c’est comme le vent pour un oiseau. Elle te permet de voler. En tout cas, c’est l’impression que ça donne. C’est un sentiment que je ne peux pas partager.

— Qu’est-ce qui a provoqué ta peur ? persista Tristan. Qui l’a provoquée ?

Ivy réfléchit un instant.

— Je ne me souviens même pas de son nom. C’était un des amoureux de ma mère. Elle en a eu beaucoup, et certains étaient gentils. Lui, non. Il nous a emmenés à la piscine chez un de ses amis. J’avais quatre ans, je crois. Je ne savais pas nager et je ne voulais pas aller dans l’eau. Je suppose que je suis devenue pénible au bout d’un moment, à rester accrochée à maman. La gorge serrée, elle leva la tête vers Tristan.

— Et ?... l’encouragea-t-il doucement.

— Maman est allée aider à préparer des sandwichs dans la maison, je crois. Lui m’a attrapée. Je savais ce qu’il allait me faire, alors je me suis mise à hurler et à lui donner des coups de pied, mais maman ne m’a pas entendue. Il m’a traînée jusqu’au bord de la piscine en répétant : « Voyons si elle va flotter... Voyons si le chat sait nager. » Puis il m’a soulevée à bout de bras et m’a lancée.

Tristan tressaillit comme s’il avait assisté à la scène.

— Je n’avais pas pied, poursuivit Ivy. Je me suis débattue, en m’aidant des jambes, des bras, mais je n’arrivais pas à garder la tête hors de l’eau. J’ai commencé à en avaler, à m’étouffer. Plus ça allait, moins je remontais à la surface pour reprendre mon souffle.

Tristan la fixait, incrédule.

— Et ce gars n’est pas venu te chercher ?

— Non.

Ivy se remit debout et fit les cent pas dans la pièce comme un chat nerveux. Un mouton de poussière accroché à ses moustaches, Ella aventura sa petite tête hors de la protection de la chaise.

— Je suis presque sûre qu’il était saoul, reprit Ivy. Au bout d’un moment, tout s’est troublé autour de moi. Puis tout est devenu noir. Mes bras et mes jambes étaient lourds, j’avais l’impression que ma poitrine allait éclater. J’ai prié. Pour la première fois de ma vie, j’ai envoyé une prière à mon ange gardien. Et là, je me suis sentie soulevée et soutenue hors de l’eau. Mes poumons ont cessé de me faire mal, ma vision s’est éclaircie. Je ne me souviens pas très bien de l’ange, excepté qu’il brillait, et qu’il était multicolore et très beau.

Ivy glissa un regard furtif vers Tristan, avant de lui adresser un grand sourire. Elle revint vers lui et s’assit à nouveau sur le sol, face à lui.

— Ne t’inquiète pas. Je ne m’attendais pas à ce que tu me croies. Personne ne le fait. On m’a dit que ma mère avait fini par sortir voir ce qui se passait et que, le temps que son amoureux se tourne vers elle pour lui répondre, j’avais rejoint le bord de la piscine. Ils en ont déduit que, si on jette un enfant à l’eau, il apprend à nager instinctivement.

Son visage se couvrit d’un voile de mélancolie. Elle était repartie dans ses souvenirs.

— J’aimerais croire à ton ange, dit Tristan. Désolé, ajouta-t-il en haussant les épaules.

Il avait déjà entendu de tels récits. Son père, parfois, leur en rapportait de l’hôpital. « Ainsi fonctionne l’esprit humain, pensa-t-il, il a besoin de se raccrocher à quelque chose dans les moments de crise. »

— Tu sais, quand je me suis retrouvée là-haut sur le plongeoir lundi, reprit Ivy, j’ai envoyé une prière à mon ange d’eau.

— Mais j’ai été le seul à venir, lui dit Tristan.

— C’était déjà bien, lui répondit-elle avec un petit rire.

— Ivy...

Il s’efforça de calmer le tremblement dans sa voix.

— Je pourrais t’apprendre à nager.

Ivy écarquilla les yeux.

— Après les cours. Mon entraîneur nous laisserait utiliser la piscine.

Ivy, immobile, le fixait.

— C’est formidable, Ivy. Est-ce que tu connais la sensation de flotter sur un lac, entourée d’arbres, un grand bol de ciel bleu au-dessus de toi ? On est allongé sur l’eau, le soleil étincelle au bout de nos doigts et de nos orteils. Est-ce que tu sais ce que ça fait de nager dans l’océan ? De nager de toutes tes forces et d’être soulevée par une vague ?

Sans se rendre compte de son geste, il posa ses mains sur les bras d’Ivy et mima le mouvement du corps sur la vague. Il sentit la peau d’Ivy se hérisser.

— Désolé, marmonna-t-il en la lâchant. Je suis désolé. Je me suis laissé emporter.

— Ce n’est pas grave, lui assura-t-elle.

Néanmoins, elle détourna les yeux.

Tristan se demanda de quoi elle avait eu le plus peur, de l’eau ou de lui.

« De moi, probablement », supposa-t-il sans trop savoir que faire de cette information.

— Je pourrais t’apprendre en inventant des jeux, reprit-il cependant. Comme je fais avec les gamins en colonie de vacances. Penses-y, d’accord ? ajouta-t-il d’un ton encourageant.

Ivy hocha la tête.

Manifestement, il la mettait mal à l’aise. Il aurait tant aimé pouvoir s’excuser de l’avoir heurtée dans le hall, d’avoir fait irruption au mariage de sa mère, de l’avoir appelée au sujet d’Ella. Il voulait lui promettre qu’il ne la dérangerait plus, dans l’espoir qu’elle se sente rassurée.

Elle lui parut soudain si perdue et si fatiguée qu’il trouva plus sage de ne pas insister.

— Je m’occuperai bien d’Ella, lui promit-il. Si tu as des remords et que tu veux la récupérer, appelle-moi. Et si tu finis par décider que tu souhaites lui rendre visite malgré tout, je vous laisserai seules. D’accord ?

Ivy le regarda d’un air interdit.

— Bon, dit-il en se levant. Le mardi et le jeudi, c’est moi le cuisinier ici. Je ferais mieux de m’y mettre.

— Qu’est-ce que tu vas préparer ? lui demanda Ivy.

— Des morceaux de foie en sauce... Ah non, pardon, ça, c’est la boîte d’Ella !

Sa plaisanterie était médiocre, mais Ivy lui sourit.

— Tu peux rester jouer avec elle aussi longtemps que tu veux, lui dit-il.

— Merci.

Il se dirigea vers la cuisine pour leur donner un peu d’intimité. Cependant, il n’avait fait que quelques pas lorsqu’il entendit Ivy murmurer : « Au revoir, Ella. » Une poignée de secondes plus tard, la porte d’entrée se refermait derrière elle.

 

Lorsque Ivy sortit des vestiaires, Tristan était déjà dans l’eau. L’entraîneur lui avait donné l’autorisation d’utiliser la piscine en dehors des horaires d’ouverture. En arrivant, Ivy avait eu peur que l’homme au visage long et plissé comme un raisin sec ne la regarde bouche bée avant de s’exclamer : « Tu ne sais pas nager ? » Or il s’était révélé aimable et très discret. Il l’avait saluée, puis s’était retiré dans son bureau.

Ivy avait mis une semaine à prendre sa décision. Elle en avait rêvé toutes les nuits. Lorsqu’elle avait enfin appris à Tristan qu’elle acceptait son offre, le visage de ce dernier s’était éclairé. Mais Ivy était quasi certaine d’avoir découragé toute velléité romantique qu’il aurait pu avoir ; d’après Suzanne, il voyait deux autres filles. Il n’en restait pas moins qu’il souhaitait manifestement lui offrir son amitié. Il l’avait aidée à descendre de ce plongeoir, avait adopté Ella, s’apprêtait à lui permettre de surmonter sa phobie : il était là quand elle avait besoin de lui, comme aucun autre garçon ne l’avait jamais été, comme un véritable ami le serait.

Elle le regarda faire ses longueurs. Par mouvements vifs et puissants, il fendait l’eau qui le soulevait et ruisselait en même temps le long de son corps musclé. Lorsqu’il opta pour la nage papillon et qu’il déploya ses bras comme des ailes, Ivy eut l’impression d’admirer un tableau musical, fort, rythmé, gracieux.

Elle l’observa quelques minutes de plus. Puis, se rappelant la raison de sa présence, elle s’approcha du petit bassin et fixa l’eau. Elle s’assit ensuite sur le rebord et plongea ses jambes dans le liquide bleu. Il était chaud. Apaisant. Pourtant, Ivy avait plus froid que jamais. Elle serra les dents et se laissa glisser. L’eau lui arrivait aux aisselles. Mais aussitôt, son esprit se l’imagina qui montait centimètre par centimètre jusqu’à son cou, jusqu’à sa bouche. Elle ferma les yeux, agrippa le rebord, et s’efforça de refouler la terreur qui l’envahissait.

« Ange d’eau, pria-t-elle, ne m’abandonne pas. Je te fais confiance. Je m’en remets à toi. »

Tristan s’arrêta de nager près d’elle.

— Tu es là, dit-il. Tu es dans l’eau.

Il avait l’air si heureux que, l’espace d’un instant, un instant fugitif, Ivy en oublia sa peur.

— Comment te sens-tu ? lui demanda Tristan.

— Bien. Ça ne te dérange pas si je reste ici à frissonner ?

— Tu te réchaufferas si tu bouges.

Ivy baissa les yeux vers l’eau d’un air effrayé.

— Allons marcher, lui suggéra Tristan.

Il la prit par la main et la guida le long du bord, comme s’ils s’étaient promenés dans une rue piétonnière.

— Est-ce que ça t’intéresserait de savoir qu’Ella a semé la zizanie dans ma maison ?

— Bien sûr, répondit Ivy. Est-ce qu’elle aurait trouvé la barquette de poulet coincée dans votre meuble télé ?

Tristan la regarda, interloqué, puis se ressaisit :

— Oui, juste après avoir plongé dans la pile d’affaires que j’avais cachées derrière le canapé.

Il continua de lui parler, lui raconta plusieurs anecdotes sur Ella, tout en la faisant marcher d’un côté à l’autre du petit bassin.

Lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin, il lui dit :

— Maintenant, ce serait bien que tu te mouilles le visage.

Ivy avait redouté ce moment.

Tristan prit de l’eau dans ses mains en coupe et la laissa couler doucement sur le front et les joues d’Ivy, comme s’il avait lavé un bébé.

— Je fais ça sous ma douche, lui fit remarquer Ivy d’un ton soudain mordant.

— Mes excuses, madame l’experte. Je passe à l’étape suivante dans ce cas.

Il lui sourit.

— Respire profondément. Je veux que tu me regardes là-dessous. Le chlore te piquera un peu, mais je veux voir tes grands yeux verts s’ouvrir et des bulles sortir de tes narines. On inspire à l’air libre et on souffle sous l’eau. Compris ? Un, deux, trois !

Il l’entraîna avec lui. Plusieurs fois, ils descendirent et remontèrent comme des bouchons ballottés au gré des flots et, chaque fois, Tristan maintint Ivy un peu plus longtemps sous l’eau, où il lui faisait des grimaces pour la distraire.

Au bout d’un moment, elle s’échappa vers la surface en toussotant.

— Si tu ne peux même pas appliquer des règles toutes simples... commença Tristan.

— Tu me fais rire ! l’interrompit Ivy. Ce n’est pas juste !

— D’accord, alors soyons sérieux. Plus ou moins.

Il lui montra comment souffler en nageant et, pour cela, lui conseilla de penser que l’eau était un oreiller sur lequel on tourne la tête naturellement pour respirer. Ivy s’entraîna, agrippée au rebord de la piscine. Après quelques expirations, Tristan lui prit les mains et la tira vers le milieu du bassin. Instinctivement, elle battit des pieds pour les maintenir à la surface. Puis elle fut tentée de redresser la tête pour le regarder. Elle s’y risqua une fois et découvrit qu’il l’observait, le sourire aux lèvres.

Ils travaillèrent les battements de pieds quelques instants de plus. Après les avoir perfectionnés le corps tourné sur le côté, Tristan proposa de jouer au train : il demanda à Ivy de continuer son mouvement accrochée à ses chevilles, tandis que lui avançait en nageant. Ivy fut stupéfaite de constater qu’il pouvait la tirer avec tant d’aisance à la seule force de ses bras.

— Est-ce que tu veux te reposer sur le rebord de la piscine un moment ? lui proposa-t-il enfin.

— Non, lui répondit-elle. Si je sors, je risque de ne plus vouloir revenir.

— Tu as du cran.

Elle rit.

— J’ai de l’eau jusqu’aux épaules à peine et tu appelles ça du cran ?

— Ouais.

Il nagea en cercle autour d’elle.

— Ivy, on a tous une peur ou une autre. Mais tu fais partie des rares personnes prêtes à vaincre la leur. Remarque, j’ai toujours su que tu étais du genre courageux. Dès le premier jour où je t’ai vue. Tu as traversé la cafétéria au pas de charge et la cheerleader avait du mal à te suivre, alors que c’était elle qui devait te guider.

— J’avais faim. Et puis, je voulais me donner une contenance.

— Tu as fait ton petit effet.

Ivy lui adressa un sourire, qu’il lui retourna, ses yeux noisette étincelant sous ses cils étoiles de gouttes d’eau.

— Bon, reprit-il, tu as envie d’essayer sur le dos ?

— Non, mais j’essaierai quand même.

— Tu vas voir, c’est simple.

Tristan bascula en arrière et se laissa flotter, l’air totalement détendu.

— Est-ce que tu comprends ce que je fais ?

« Ce que je comprends, c’est que tu es incroyablement séduisant », songea Ivy, avant de rendre grâce à ses anges de ne pas permettre à Tristan de lire dans ses pensées comme Beth.

— Je soulève les hanches, je cambre le dos, et je laisse tout le reste se décontracter. A toi.

Ivy fait un essai, et coula. Son ancienne peur ressurgis.

— Tu étais assise, lui fit remarquer Tristan. Tout l’arrière s’enfonçait. Recommence.

Alors qu’elle se remettait en position, il glissa un bras sous elle.

— Doucement, lui recommanda-t-il. Ne résiste pas. Dos cambré. Voilà.

Il retira son bras.

Aussitôt, Ivy redressa la tête, et sombra une deuxième fois. Elle se remit debout, furieuse. Ses cheveux mouillés s’étaient échappés de l’élastique qui retenait sa queue-de-cheval et retombèrent lourdement sur son cou.

Tristan s’esclaffa.

— À mon avis, Ella aurait la même allure que toi toute mouillée.

— Un gamin y arriverait, pourquoi pas moi ?

— Les enfants savent faire beaucoup de choses, lui répondit-il, parce que les enfants ont confiance. Le secret pour réussir à nager, c’est de ne pas combattre l’eau. Mais de la suivre. De jouer avec elle. De te donner à elle.

Il aspergea Ivy.

— On reprend ?

Ivy commença à s’allonger. De nouveau, elle sentit le bras de Tristan sous elle. Puis, de la main droite, il la poussa doucement au menton pour lui renverser la tête. L’eau clapotait sur ses tempes. Ivy ferma les paupières et s’abandonna. Elle s’imagina au centre d’un lac, le soleil étincelant au bout de ses doigts et de ses orteils.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, Tristan la regardait. Son visage ressemblait au soleil, la réchauffait, illuminait l’air environnant.

— Je flotte, murmura-t-elle.

— Oui, tu flottes, souffla-t-il, en se baissant vers elle.

Leurs lèvres avaient prononcé le même mot, leurs visages étaient de plus en plus près...

— Tristan !

Tristan se redressa d’un coup, et Ivy coula à pic. C’était l’entraîneur, qui l’appelait depuis la porte de son bureau.

— Désolé de vous chasser, lança-t-il, mais je vais devoir partir dans une dizaine de minutes.

— Entendu ! lui répondit Tristan.

— Je resterai plus longtemps demain, poursuivit l’entraîneur en s’avançant de quelques pas. Vous pourrez peut-être reprendre là où vous vous êtes arrêtés.

Tristan regarda Ivy. Elle haussa les épaules, la tête inclinée, le regard baissé.

— Peut-être, dit Tristan à l’entraîneur.